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Le long des docks, quantité de bateaux de charge étaient au repos. Dès l’aube, on chargerait et on déchargerait du charbon, des briques, du ciment, des tonneaux de vin, des balles de coton et bien d’autres marchandises. À deux heures du matin rôdaient des ivrognes et des miséreux.
Vêtu d’une veste rapiécée et d’un pantalon élimé, coiffé d’une casquette d’ouvrier, Higgins bénissait la présence d’un épais brouillard qui lui permit de s’approcher de l’entrepôt de Kristin Sadly sans être repéré par le gardien. Située à l’arrière du bâtiment principal, une petite porte réservée aux livreurs ne lui opposa qu’une brève résistance.
Équipé d’une lampe de mineur, l’inspecteur-chef s’engagea dans l’allée centrale, bordée de tas de chiffons et de rames de papier. Alors qu’il s’intéressait à une pile de vieux linges de couleur brune, un grognement l’alerta.
Un dogue contemplait l’intrus, prêt à bondir. Vu sa taille, il pesait au moins quatre-vingts kilos.
Higgins posa sa lampe, fit face au monstre et parvint à capter son regard. Un seul instant de relâchement, et le fauve bondirait. Lentement, l’inspecteur-chef l’apaisa, le persuadant qu’il ne lui voulait aucun mal.
Un premier pas en direction du dogue. Il ne bougea pas. Un deuxième, un troisième… Higgins tendit la main et toucha le museau du chien. Méfiant, il recula. Son nouveau maître continua d’avancer et réussit à le caresser. Détendu, le dogue lui lécha le poignet.
— Maintenant, nous allons travailler ensemble. Si quelqu’un entre, tu m’alertes.
L’auxiliaire de police se coucha en travers de la petite porte. Higgins retourna aux vieux linges qui l’intriguaient depuis sa première exploration du domaine de Kristin Sadly. Il en préleva une bonne dizaine, conscient de l’illégalité de sa démarche. Néanmoins, il devait en avoir le cœur net.
Giovanni et Sarah s’enlacèrent longuement.
— J’ai réussi, annonça-t-il. Le sarcophage d’albâtre est vendu !
— À quel prix ?
— Deux mille livres. C’est décevant, je sais, mais John Soane ne m’offrait pas davantage, et je n’aurais pas trouvé d’autre acquéreur. Comme il ne souhaite pas une livraison immédiate afin de ne pas froisser les autorités du British Museum, cette merveille restera à l’Egyptian Hall jusqu’à la fin de l’exposition.
— A-t-il signé une sorte de contrat ?
— Rassure-toi, j’ai tout réglé avec son secrétaire. John Soane ne deviendra propriétaire du sarcophage d’albâtre qu’après avoir versé la somme convenue à son légitime découvreur. Parfaites garanties, mon amour ! Ce succès-là ne mérite-t-il pas une bonne bouteille ?
Belzoni ouvrit du champagne.
— En fouillant dans nos dernières caisses d’antiquités, révéla Sarah, j’ai fait deux découvertes intéressantes. La première, quelques figurines de terre cuite vernissées et peintes en bleu[32] ; je les négocierai une à une et au meilleur prix. La seconde, un papyrus de belle allure qui, selon une indication de ta main, accompagnait la momie.
Belzoni le déroula.
Une cinquantaine de lignes, des suites de hiéroglyphes incompréhensibles, un dessin représentant un oiseau à tête humaine devant une flamme.
— Je vais le proposer au docteur Pettigrew.
— Échec assuré, estima Sarah. Il ne s’intéresse qu’à l’anatomie des momies.
— Alors, John Soane…
— Le client idéal ne serait-il pas l’inspecteur Higgins ? proposa l’Irlandaise. Il tient beaucoup à retrouver notre momie, semble-t-il. Ce papyrus l’aidera peut-être.
— Personne ne sait lire cette écriture !
— Ne parles-tu pas souvent des progrès foudroyants de Young ?
Belzoni opina du chef.
— Higgins nous en saura gré, prédit Sarah, et ta candidature au Traveller’s Club en sera facilitée.
— Je crains que ce vieux parchemin ne le passionne pas.
— Je suis persuadée du contraire !
Il la contempla, admiratif, et lui offrit une flûte de Champagne.
Coiffé d’un chapeau noir, vêtu d’un long et épais manteau, chaussé de bottes, armé d’un bâton et brandissant une lanterne, le Charly[33] parcourait une ruelle à la lisière de Whitechapel. Cette ronde de police, effectuée chaque nuit à la même heure, ne gênait pas les délinquants, et le représentant de l’ordre public n’avait nulle envie de croiser leur chemin.
— Arrête-toi, Charly, ordonna une voix impérieuse.
— C’est… c’est vous ?
— Aurais-tu oublié le mot de passe ?
La gorge du policier se serra. S’il ne s’en souvenait pas, il ne sortirait pas vivant de la ruelle. Mille mots se bousculèrent dans sa tête, il eut envie de vomir et, soudain, l’exclamation jaillit :
— Mort à la misère !
— Et le peuple sera sauvé, répondit Littlewood. Ne te retourne pas, l’ami. As-tu réussi ?
— Plus ou moins. La plupart des policiers de Piccadilly sont à la dévotion de Higgins, et j’ai dû marcher sur des œufs. L’inspecteur-chef est un homme méfiant qui n’a pas de confident et ne laisse traîner aucun papier. Seul le sergent préposé à l’accueil et à l’enregistrement des plaintes a pu me fournir de maigres indications. Cet ivrogne bavarde volontiers et se félicite de son sens de l’observation.
— Résultats ?
— Higgins réunit ses indicateurs une fois par semaine, mais son enquête piétine. Pas d’arrestation en vue. La rumeur prétend qu’il croit à la culpabilité d’une momie disparue et introuvable ! Ses ennemis prétendent qu’il déraisonne et sera bientôt condamné à une retraite définitive. D’après les circulaires officielles, il n’est chargé ni de la protection du roi ni de la recherche d’éventuels révolutionnaires de l’East End, et se cantonne à son enquête criminelle. Les protestations commencent d’ailleurs à fuser. Des lords, des pasteurs et des médecins se plaignent de l’inertie de Higgins et des atteintes insupportables portées à leur dignité. Au poste de police, l’atmosphère est plutôt sombre. Chacun croyait que le héros qui avait sauvé George IV accomplirait de nouveaux exploits et redorerait le blason des forces de l’ordre. Aujourd’hui, on déchante et l’on déplore le manque de stratégie de l’inspecteur-chef. Il se disperse, court à droite et à gauche et n’aboutit à rien.
— Qu’en pensent ses adjoints ?
— Il n’en a pas et travaille en solitaire. Tôt ou tard, il devra rendre des comptes, et l’on prévoit une sanction sévère.
— Pas d’opération d’envergure prévue à Whitechapel ?
— Pas la moindre ! On parle beaucoup d’une récente lettre de menace adressée à George IV, et les mesures de sécurité ont été renforcées autour de la personne royale. Un illuminé se vante d’être Littlewood, et l’enquête se localise en Écosse. Le monarque ne tardera pas à s’y rendre afin de rétablir son autorité. Les journaux de demain annonceront cette visite officielle, sous haute surveillance. Voilà, je vous ai tout dit.
Littlewood donna une liasse de billets à son informateur.
— Continue à ouvrir tes oreilles, l’ami, et à faire ta ronde. Si tu as de nouveaux renseignements à me communiquer, balance ta lanterne de haut en bas une dizaine de fois, et je te contacterai.
Le Charly s’éloigna, Littlewood demeura caché de longues minutes. On n’avait pas suivi le policier corrompu dont les propos contenaient peut-être une part de vérité. Higgins dépourvu de stratégie ? Improbable. En revanche, une hiérarchie sclérosée et jalouse pouvait le contraindre à l’isolement et à l’inefficacité.
La momie disparue intriguait le chef des révolutionnaires. Des investigations menées dans les musées, les hôpitaux, les asiles et les morgues s’étaient révélées stériles. Quelqu’un dissimulait ce cadavre antique parce qu’il était porteur d’une puissance maléfique, et Littlewood espérait le retrouver avant Higgins.
Ce soir, il animait un comité de quartier composé de jeunes révoltés, prêts à combattre le pouvoir en place et persuadés de la nécessité d’une action violente. Une livraison d’armes venait d’arriver, et cette bonne nouvelle réchaufferait les ardeurs. La passivité du peuple était insondable, et il fallait une horde de meneurs intrépides et déterminés afin de réveiller cette masse tendant sans cesse à l’inertie. Une fois en mouvement, elle ressemblerait à une déferlante qu’aucun obstacle ne saurait arrêter. Les humbles ménagères se transformeraient en furies, les ouvriers soumis en hordes sauvages. Pas de miracle, mais une longue et savante préparation des esprits auxquels Littlewood imposerait une vérité indiscutable. Agiter ces marionnettes lui procurait un plaisir souverain.
L’échec de l’attentat contre George IV avait été une excellente leçon. Écartant la précipitation, Littlewood ne commettrait pas deux fois la même erreur. Désormais, il n’accorderait sa confiance à personne et contrôlerait chaque détail. Le cloisonnement s’imposait, de manière à ne pas compromettre la réussite du mouvement en cas de défaillance d’une des recrues.
Et dire que le gouvernement le croyait mort ! Postée en Écosse, sa dernière lettre de menace, signée d’un certain Wallace, vieux cauchemar des Anglais, brouillait les pistes. La réaction du roi le satisfaisait au plus haut point. Aveugles, les conseillers du monarque ne pressentaient pas la colère de l’East End et le tremblement de terre qui détruirait la monarchie britannique.